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Chevesnes

Depuis longtemps, Bailleul les connaissait. Ils sont si nombreux dans la Loire qu'ils sont partout, qu'on bute contre eux à chaque coup de ligne. Et voraces! Et brutaux ! Mais si méfiants...

Il les avait vus, le long des enrochements, se chauffer les reins au soleil. Ils flottaient à la surface de l'eau, immobiles, tendant leur nez court et mastoc. Mais qu'un pas ébranlât le perré, qu'une ombre glissât sur le fleuve, ils étaient loin, à toutes nageoires gagnant le large, ou bien coulant à pic, s'effaçant dans les profondeurs.

Il se rappelait ceux qui rôdaient sous les chaînes du bateau-lavoir, et qui, gobant sa mouche à large gueule, brisaient avec simplicité sa ligne de pêcheur d'ablettes; et ceux qui, à Guinand, au fond glauque du remous, happaient le grain de blé et si raide entraînaient la plume... Voraces ? Ce n'est pas assez dire. L'asticot ou le ver, une mie de pain, le blé, le sang caillé, un grain de raisin blanc, une cerise, tout leur est bon; grillon, sauterelle, foie de grenouille, tripe de poulet, lamprillon ou croûte de fromage, queue d'ablette ou cuiller de métal, ils sautent sur tout, happent tout, bousculant du nez le bouchon qui flotte, le fétu qui dérive, le duvet tombé des arbres. Mais alors, quelle pêche facile! Une ligne dans l'eau, n'importe quoi au bout, et les chevesnes vont se pendre tout seuls ! Oui ?... Eh bien, essayez !

C'est que voilà, il faut une ligne justement, une ligne qui tombe dans l'eau, fait frémir sa surface, un bas de ligne assez fort pour résister au chevesne accroché : elle est robuste, elle est violente, l'attaque du chevesne au ferrage ! Et qui tiendra cette ligne ? Un pêcheur lourd et maladroit, un homme qui marche, chaussé de cuir, dont les pas grincent sur les galets, dont la forme haute et large se dresse au bord des grèves comme un monument en voyage, et gesticule, et projette devant elle son ombre plus vaste qu'elle-même, désordonnée, épouvantable. Voilà longtemps que les chevesnes ont fui, dispersés, fondus, évanouis...

C'est une pêche, et c'est une chasse. Il faut couler ses pas sans bruit, chercher l'abri des rouches qui vous cachent jusqu'à la ceinture; il faut apprendre à lancer loin sa mouche, d'un coup de gaule assez puissant et souple pour que l'appât impondérable vole à dix mètres devant soi, pour que le fil de ligne se déploie tout entier dans l'air au lieu de cingler l'eau comme la corde d'un fouet, pour que la mouche suspendue, une seconde hésitante, se pose doucement, naturellement, comme si elle était vivante.

Bailleul n'a jamais cru que cela s'apprît sans peine. Et il a essayé, pour voir; et ça vient, et il ne regrette plus sa peine. C'est qu'entre toutes les pêches de Loire, celle-ci est la plus passionnante. La plus rude ? La plus ardue ? C'est la même chose.

On va, le bras droit balancé, tout le corps balancé d'un rythme lent, sans heurt. Tandis que la gaule siffle, et que vole la mouche au bout du fil vertigineux, les jambes glissent des pas allongés, au ras du sable, des galets ou des herbes. Il faut tout voir : la place d'eau vive où les vaguelettes se brisent, où frémit la troupe des chevesnes, la pierre chancelante qui roulerait sous le pied, la mouche artificielle dans l'instant qu'elle se pose, le liseron ou la ronce qui lierait le jarret au passage... Et faire vite, car le garbeau ne traîne pas. Une mouche artificielle, ce n'est qu'une petite touffe de poils brillants, huilée un peu pour qu'elle flotte; cela n'a pas de goût, on appelle ça un « leurre » : le chevesne l'a tôt recrachée; et vous pouvez tirer, il n'y est plus. Ce grand pendard de fil, cette bannière démesurée tord sur l'eau des méandres avachis, le courant vous la pousse vers les pieds, et la mouche fait éponge, se gorge d'eau, chavire... Débrouillez-vous maintenant pour soulever tout ce fil, le décoller, le faire cingler l'espace, avec votre petite gaule de trois mètres !

Le rythme, le rythme... tout est là. On pêche en remontant le fleuve, on doit pêcher en remontant. Mais les principes, vous savez... Quelquefois, il arrive qu'on descende en pêchant; mais remonter vaut mieux, si l'on peut, si le caprice des rives, si le vent le permettent. On remonte donc, et l'on balance la gaule: en arrière, tandis que la mouche vient vers vous entraînée par le courant, d'un ample geste qui tire à soi le fil, tout le fil, tout au long avec la mouche au bout. Et c'est le bras qui lance tout en arrière, allez ! allez ! d'un bout à l'autre... et brusquement part en avant, d'un geste bien plus vif et plus court, un quart de cercle ou environ. Halte! la gaule fouette et s'arrête, juste où il faut, d'un coup de poignet précis : pas trop tôt, car le fil resterait en route; pas trop tard, car le fil rabattu sillonnerait l'eau d'une longue égratignure, bruissante, terrifiante, irréparable. Comme ceci exactement. Vous avez vu? Alors, essayez.

C'est ce qu'a fait Bailleul, obstiné, acharné, raisonnable, et quelquefois, déjà, récompensé. Il a, dans la poche à soufflet de sa vareuse, une boîte de cuivre au couvercle vitré, à travers quoi l'on aperçoit les mouches, les grises, les rousses et les noires, rangées dans leurs compartiments. Il a dans sa poche de poitrine un flacon d'huile de paraffine, et un petit pinceau pour badigeonner d'huile les poils des mouches. Depuis le temps, ce pinceau a marqué sa place d'un rond qui va s'élargissant.

Il sait lancer, tant mal que bien. Quelquefois, lorsqu'il fouette en avant, la mouche claque comme la mèche d'un roulier. Mauvais, ça : les poils n'y résistent guère, avec ensemble fichent le camp; il n'y a plus à l'hameçon qu'une petite loque de plume qui se déroule et pend, mouillée, transie, navrante. Il la remplace et recommence, la regarde tomber sur l'eau, où il a pu, où elle a voulu. Pas mal, cette fois... Elle a daigné tomber là-bas, dans ce courant qui danse sur des cailloux. Et ça y est, tout de suite : une petite vague qui se soulève ; presque rien, mais Bailleul a vu. Et il tire aussitôt, la gaule se plie à rompre : c'est un beau.

Roidement, longuement, le chevesne fonce tout droit, tire en brute, éperdument. La ligne a tenu bon : son affaire est réglée. Maintenant qu'il a «jeté son cri », il pourra se ruer encore, Bailleul est sûr de l'amener. C'est sa première attaque, lorsqu'il se sent piqué et qu'il démarre, qui décide du dénouement.

Il faiblit, il mollit; voilà l'instant de récupérer la ligne. De la main droite, la main gauche soutenant la canne, Bailleul tourne le moulinet; le cric de la manivelle cliquette, la soie mouillée s'enroule sur la bobine. Penché sur l'eau, le pêcheur regarde louvoyer, à la remorque, le corps brunâtre aux rouges nageoires; il approche, l'œil rond et fixe, la gueule portant au coin, bien visible, la mouche meurtrière.

Attention ! Il a vu l'homme, et l'homme a vu qu'il le voyait : on se figure tant de choses à la pêche ! Par exemple qu'on distingue, dans la pupille d'un poisson, un regard qui rencontre le vôtre, et trahit la terreur à l'instant de la fuite sauvage. La main cède à cette fuite, freinant des doigts le glissement du fil contre la gaule. Le chevesne s'épuise vite, à ce second élan; il s'arrête, obéit et revient, tiré droit vers la berge au cliquet de la manivelle. Son corps brun reparaît, balancé de droite et de gauche par un roulis à l'abandon. Une dernière fois il fonce, mollement, péniblement, et reparaît encore, glissant comme une chose, la tête à demi hors du fleuve avec cette mouche fichée creux dans la lèvre.

Il y a les chevesnes en troupe, qui folâtrent dans les courants vifs. Avec ceux-là, il ne faut pas muser : à peine la mouche tombée sur l'eau, quelque chose la pousse, un tressaillement des petites vagues, un tressaillement « autre » où se gonfle une vie animale. Et dans l'instant il faut ferrer, vite, plus vite, et pourtant pas trop fort, pas trop raide. Il faudrait ferrer, pour un peu, avant le fugitif remous de la touche, avant que la mouche soit tombée; quelquefois les chevesnes n'attendent pas qu'elle tombe, ils sautent dessus au vol, d'un silencieux plongeon dans l'air.

Il y a les chevesnes qui flânent dans les lagunes sableuses, entre un banc de grève et la rive. Ceux-là sont moins pressés, moins francs. On les distingue tous, dans l'eau inerte et transparente, rôdant si près de la surface qu'ils semblent la frôler du dos comme la vitre d'un aquarium, et par moments piquant au fond, traînant leur ventre sur le limon verdâtre d'où se lève un trouble sillage.

C'est là qu'il faut une main légère, attentive à suspendre la mouche au bout du vol horizontal, à la laisser se poser d'elle-même, aérienne, duveteuse ! L'eau est si calme que l'effleurement de ce flocon l'émeut par toute la lagune. Autour de lui les chevesnes s'égaillent, comme chassés par un souffle violent, ou comme les éclats d'une grosse pierre tombée de haut. Les voici loin, sous les osiers.

La mouche encore une fois voltige, fend l'espace et se pose sur l'eau dépeuplée. Alors les chevesnes reviennent, curieux, avides. Leur course, à la surface, gonfle des bourrelets allongés: à droite, à gauche, partout ; cela fait comme les rayons d'une étoile, convergeant vers la mouche immobile, cœur de l'étoile. Et le premier chevesne l'atteint, se rue vers elle, si goulûment que le cœur vous bat, qu'on s'attend à le voir avaler, avec elle, le bas de ligne tout entier. Oui-da... Il n'avalera rien ; il s'arrête brusquement, achève sa course en glissade paisible; sa gueule massive monte et flaire, pousse dédaigneusement, sans s'ouvrir, cette fausse mouche ridicule. Et les autres font comme lui, les derniers même s'arrêtant à l'écart, mystérieusement avertis: « Qu'est-ce que c'est? - Ce n'est rien; une saleté immangeable, moins qu'une feuille ou un chaton d'osier. » Les voici tous qui flânent de nouveau : un, deux, trois, quatre, il n'en manque pas un, ici et là frôlant du dos la surface transparente, œil rond, bouche close, nageoires goguenardes : « Qu'est-ce que c'est? – Peuh! Ce n'est rien qu'un fil attaché à cette touffe de poils, au bout du fil une baguette de bois, au bout encore un innocent pêcheur. Bonsoir, pêcheur, tu repasseras demain. »

Il y a, Dieu merci, les chevesnes solitaires, les lourds seigneurs qui hantent, au pied des rouches, les petites criques profondes et calmes. Leur touche est lente, belle, émouvante. On voit, lorsque se pose la mouche, comme un remous obscur monter du fond vers elle, comme un surgeon de source qui s'efforce vers la lumière. Il n'éclôt point, il demeure caché. A peine, au ras de l'eau, se montre un lourd museau, une gueule qui s'entrouvre en silence et lentement engloutit la mouche. On ferre, et c'est la ruée prévue, la longue traction directe et puissante, le fil coulant dans les anneaux qui brûle la main de sa vitesse...

Il y a tant de chevesnes, dans la Loire ! Lorsque la chance vous favorise, un vent propice, une atmosphère d'orage au crépuscule, une éclaircie après la pluie, lorsque le poisson affamé saute franchement sur l'appât, c'est une surprise émerveillée de contempler dans le panier l'amoncellement des chevesnes capturés, de sentir à l'épaule peser de plus en plus la bretelle de cuir.

Une fatigue vous habite, amicale, et qu'on ne sent même plus grandir. On ne sait quel point douloureux, pareil à une présence obscure, vous pousse entre les omoplates, vous contraint à marcher de l'avant, toujours lançant la ligne du même lent et nerveux balancement. C'est un peu de fièvre partout, un peu de sueur piquant les joues, un peu de sang qui bat au creux de la main droite, serrée sur la poignée de liège.

Et le fleuve étincelle, éblouit ; et le fleuve coule, d'un flux large et tournant, bruit d'une rumeur circulaire qui vous attire, vous étourdit d'un tyrannique et doux vertige. Quelle étrange hypnose est-ce là, délicieuse et pénible, quelle trouble lucidité? Jamais la mouche n'accroche, en arrière, aux herbes folles de la rive ; jamais n'échappent aux regards suraigus l'ombre d'un chevesne au passage, le tressaut d'une touche fugitive. Et l'on perçoit d'avance où cette touche va frémir, ce qu'elle sera dans l'instant qu'elle frémit. On songe : « c'est une vandoise»; et c'en était une en effet, claire voyageuse de surface, écailles éclatantes, bouche fine, si nette et délicate, dans l'ombre du panier, par-dessus la cohue paysanne des chevesnes !

Ah! voici le plus gros de tous... On l'attendait à cette place précise, dans cet étroit remous arrondi entre deux touffes d'osier. On le fatigue, on le noie, on le possède. Un instant on s'attarde à le contempler devant soi, à ses pieds. Il est là, tout le corps dans l'eau; il a l'air d'un poisson chez lui, qui reste là parce qu'il le veut bien, qui pourrait, d'un coup de nageoires, filer comme un oiseau s'envole... Mais il y a cette mouche, ce flocon roux dont la pointe barbelée croche profondément dans la chair, cette racine solide et tendue, ce poids qu'on sent dès qu'on bouge le poignet.

Celui-là «dépasse la livre », largement. On le possède davantage, d'un coup d'œil qui le touche et l'enveloppe, ses reins larges, ses yeux cerclés d'or, ses écailles régulières, ses ouïes qui battent comme bat un cœur... Allons, il est temps d'en finir! On n'a point d'épuisette encombrante; on se baisse, voilà tout, vers le chevesne las de lutter, en le soutenant de la ligne, toute la tête béant hors de l'eau. Et la main gauche se glisse contre la froidure de son ventre, le palpe en remontant, jusqu'aux nageoires pectorales, et soudain refermée enlève le corps qui se débat, qui bâille, avec un bruit mouillé de gorge pareil à un cri mutilé.

Maintenant le panier est plein. Cinq kilos de chevesnes s'y écrasent. Et le contentement de soi vous assaille, un orgueil véhément d'avare devant ce trésor excessif : «J'ai pris tout ça, fourré tout ça dans mon panier, amassé tout ça en trois heures. »

Il y a une couche d'herbes par-dessous, gluantes, constellées d'écailles. On les arrache, et l'amas des poissons coule d'une seule vague épaisse et qui semble huilée. Toutes les herbes sont hors du panier, et pourtant le panier reste plein, aussi plein, à déborder. On le vide sur les cailloux, la vague épaisse s'épanche avec un bruit glissant d'écailles, avec une écume d'odeurs qui jaillissent et vous éclaboussent.

On se dit tout à coup : « Pourquoi pas? Je les laisserai là, bien cachés dans ce creux d'ombre, sous les herbes étalées : ainsi les hirondelles de mer, les Pierre Garin 1 en maraude sur le fleuve ne sauront point les découvrir. Et quand bien même ! S'ils m'en chipent quelques-uns, il n'y paraîtra seulement pas. Et je vais repartir, et du train dont ça marche j'emplirai de nouveau mon panier... Mais pour les emporter ce soir, quand j'aurai retrouvé tout ce tas, sous les herbes ? Ah ! tant pis, j'en fourrerai dans mes poches, dans mon mouchoir, dans la sacoche de ma bécane; je couperai une baguette d'osier, et les enfilerai par les ouïes, en chapelet... »

Ainsi songeant, on s'est laissé aller vers le sol; on s'est assis sur un banc de sable. C'est élastique et ferme, c'est frais à travers les vêtements... Le buste se renverse, le dos s'appuie et pèse contre la terre. Toute la lumière, en avalanche, croule sur vous du haut du ciel, remonte et se suspend, brume aveuglante, voile rose, quand on ferme les yeux, à travers le sang des paupières. Qu'est-ce qui résonne ainsi dans la conque des oreilles, glissement de sable, éclat frais de cascade, nappe de vent soyeux qui traîne sur les rouches ? Cela tourne amplement, vous soulève et vous porte; la grève, sous le corps étendu, vire et s'écoule comme un fleuve sans limites.

Comme elle est bonne, cette fatigue légère! heureuse, cette fatigue que je suis et qui dérive avec le monde ! Si je dormais, ce devrait être un rêve. Mais je sens mon poignet encore tout gonflé de labeur, ma paume ouverte à la caresse de l'air, baume frais sur la brûlure d'une ampoule commençante : mais je respire l'intense odeur qui s'exhale des chevesnes étalés, j'entends battre la queue du chevesne que je viens de prendre, le plus gros par-dessus les autres, et qui agonise au soleil... Repartir... Je vais repartir tout à l'heure... Je le désire, j'en ai besoin. Debout! Je n'ouvrirai les yeux qu'en me dressant d'un bond; je me jetterai d'un coup dans cette violence lumineuse, dans le soleil réfléchi sur la Loire, ma gaule au poing, chancelant de ce radieux assaut, plus fort que lui jusqu'au déclin du jour, jusqu'à ma dernière fatigue, au crépuscule, avec les soubresauts sur l'eau calme et cuivreuse du dernier chevesne accroché.

1 .Surnom des hirondelles de mer.